CHAPITRE 14
Le soleil, en se couchant, creva le banc de nuages violets, éclaboussant l’horizon d’un jaune bilieux. L’orage approchait. Garion gravit la longue pente menant au sommet d’une colline et embrassa du regard la vallée qui s’étendait au-delà. Il vit un groupe de bâtiments disposés d’une façon si familière qu’il se laissa tomber sur son derrière et le contempla avec stupeur pendant un moment. Puis il se releva et avança prudemment vers la ferme dans l’herbe haute. Il n’y avait pas de fumée et le portail était ouvert, mais il ne voyait aucune raison de courir des risques. Les fermiers avaient une aversion innée pour les loups, et Garion n’était pas spécialement d’humeur à recevoir une flèche tirée par un archer invisible.
Il s’arrêta à la limite de la zone dégagée entourant le domaine et le regarda un moment. Les environs avaient l’air déserts. Il se coula par la porte ouverte, les pattes repliées, le ventre collé au sol. La cour était presque aussi vaste que celle de la ferme de Faldor. La ferme de Faldor, qui était de l’autre côté du monde…
Il se glissa dans une grange et resta planté au milieu, une patte avant légèrement dressée, le nez et les oreilles à l’affût du moindre signe de vie. Il n’entendit pas un bruit, à part le gémissement d’une vache au pis gonflé qui mugissait pour qu’on la traie dans l’étable, de l’autre côté de la cour. Quant au reste, ça sentait l’homme, bien sûr, mais les odeurs avaient déjà plusieurs jours.
Garion ressortit de la grange et alla de bâtiment en bâtiment en rasant les murs, tournant avec ses mâchoires les poignées des portes fermées. Tout dans cet endroit lui était si étonnamment familier qu’il en avait le cœur serré. Il se croyait pourtant bien guéri de cette nostalgie particulière. Les remises rappelaient d’une façon frappante celles dans lesquelles il avait si longtemps joué, à la ferme de Faldor. La forge ressemblait tant à celle de Durnik qu’il eut l’impression d’entendre tinter son marteau sur l’enclume. Il aurait pu aller les yeux fermés à la cuisine, de l’autre côté de la cour.
Il explora méthodiquement chacune des pièces entourant la cour, au rez-de-chaussée, puis il monta l’escalier qui menait à la galerie, ses griffes cliquetant sur les marches de bois.
Il n’y avait pas un chat.
Il redescendit dans la cour et passa un museau inquisiteur dans l’étable. La vache poussa un mugissement paniqué et Garion battit précipitamment en retraite pour ne pas ajouter à sa détresse.
— Tante Pol, envoya-t-il mentalement.
— Oui, mon chou ?
— Il n’y a personne, et c’est un endroit parfait.
— La perfection n’est pas de ce monde, Garion.
— Attends d’avoir vu ça.
Quelques instants plus tard, Belgarath entrait dans la cour à petits bonds. Il leva le nez pour prendre le vent, balaya les environs du regard et reprit forme humaine.
— Ma parole, on se sent comme chez soi ! fit-il avec un grand sourire.
— C’est fou, hein ? approuva Garion.
Beldin descendit en spirale vers eux et se métamorphosa.
— Nous sommes à une lieue de la rivière, annonça-t-il. En avançant tout droit, nous y serons avant la nuit.
— Restons plutôt ici, suggéra le sorcier qui était un loup. Les berges du fleuve sont peut-être gardées et je ne vois pas l’intérêt de jouer à cache-cache dans le noir, alors que rien ne nous y oblige.
— C’est toi qui vois, répondit le bossu avec un haussement d’épaules.
Polgara plana au-dessus du mur sur ses douces ailes blanches et descendit vers eux, aussi silencieusement qu’un fantôme. Elle se posa sur le timon d’une charrette abandonnée au milieu de la cour, reprit forme humaine et regarda autour d’elle en ouvrant de grands yeux.
— Par tous les Dieux d’Alorie…, murmura-t-elle en descendant de son perchoir. Tu avais raison, Garion. Cet endroit est parfait.
Elle replia sa cape sur son bras et entra dans la cuisine, de l’autre côté de la cour.
Quelques minutes plus tard, Durnik et les autres les rejoignaient. Le forgeron jeta lui aussi un coup d’œil circulaire sur les bâtiments et éclata de rire.
— Pour un peu, on croirait voir Faldor sortir par cette porte, dit-il. Comment deux endroits situés aux antipodes l’un de l’autre peuvent-ils se ressembler autant ?
— Oh, vous savez, c’est une façon assez rationnelle de concevoir une ferme, expliqua Belgarath. Les gens intelligents finissent par s’en apercevoir, tôt ou tard, dans quelque partie du monde qu’ils vivent. Dites, vous ne pourriez pas faire quelque chose pour cette vache ?
Nous n’arriverons jamais à dormir si elle passe la nuit à beugler comme ça.
— Je vais la traire tout de suite, proposa le forgeron.
Il mit pied à terre et mena son cheval vers la grange.
— Nous n’arriverons jamais à l’arracher d’ici, demain matin, nota affectueusement Belgarath en le suivant du regard.
— Où est Polgara ? demanda Silk en aidant Velvet à descendre de cheval.
— Où voulez-vous qu’elle soit ? riposta le vieux sorcier avec un mouvement de menton vers la cuisine. Nous risquons d’avoir encore plus de mal à l’en extraire qu’à tirer Durnik de sa forge.
Velvet promena un regard rêveur sur les lieux. L’effet de la drogue que lui avait donnée Sadi la veille au soir ne s’était pas encore dissipé et Garion supposa que Polgara la tenait sous son contrôle.
— Très joli, commenta-t-elle en se penchant machinalement sur Silk. On se croirait rentrés à la maison.
Le petit Drasnien arborait quant à lui une expression méfiante et donnait l’impression d’être prêt à bondir.
Ils firent encore un festin, ce soir-là. Ils dînèrent autour d’une longue table, sous les poutres de la cuisine baignée par la lumière dorée des chandelles qui faisaient étinceler les casseroles de cuivre accrochées aux murs. La pièce était intime et chaleureuse, surtout par ce temps. La tempête qui couvait depuis la fin de l’après-midi avait fini par éclater, emplissant la nuit de tonnerre, d’éclairs et d’un vent furieux qui projetait des bourrasques de pluie sur les portes et les volets.
Garion se sentait étrangement en paix avec lui-même, apaisé comme il ne l’avait pas été depuis plus d’un an maintenant. Il savait qu’il aurait besoin de toutes ses forces pendant les terribles mois qui l’attendaient encore et il acceptait avec reconnaissance ce moment qui lui permettait de refaire le plein d’énergie.
— Par Issa ! s’exclama Sadi, le tirant de sa méditation.
L’eunuque avait emporté sa mallette rouge à l’autre bout de la cuisine et tenté d’attirer Zith hors de sa petite maison avec une soucoupe de lait encore tiède du pis de la vache.
— Qu’y a-t-il ? demanda Velvet, émergeant tout à coup de la torpeur induite par la drogue.
— Zith a une petite surprise pour nous, répondit l’eunuque, aux anges. Je ferais mieux de dire plusieurs surprises.
N’y tenant plus, la fille aux cheveux de miel écarta les objections de Polgara qui aurait préféré qu’elle reste tranquille et s’approcha de lui.
— Oh, qu’ils sont mignons ! fit-elle d’une voix légèrement voilée.
— Quoi donc ? s’enquit Polgara.
— Notre chère petite Zith est mère de famille !
Tous se levèrent alors pour entourer la jeune maman et sa progéniture : cinq rejetons, pas plus gros que des vers à pêche, d’un vert vif parcouru, du bout du nez à la queue, d’une strie rouge. Tout le portrait de leur mère, laquelle était dressée au-dessus d’eux dans une attitude à la fois protectrice et faussement modeste, ce qui constituait une manière d’exploit. Les bébés avaient le menton appuyé sur le bord de la soucoupe et lapaient le lait chaud avec leur petite langue fourchue en ronronnant de contentement.
— C’est donc pour ça qu’elle était si grincheuse, ces temps derniers, conclut Sadi. Pourquoi ne m’as-tu rien dit, ma Zizith ? J’aurais pu t’assister au moment de l’accouchement.
— Il faudrait me payer cher pour aider un serpent à mettre bas, maugréa Silk. Et puis, d’abord, j’étais persuadé que les serpents pondaient des œufs.
— La plupart, acquiesça l’eunuque. Mais certains sont ovovivipares. Zith est dans ce cas.
— Et moi qui trouvais qu’elle prenait du ventre, commenta Velvet. Elle était enceinte !
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, fit Durnik, le sourcil froncé. Je croyais que l’on ne trouvait cette espèce qu’en Nyissie ?
— En effet, confirma Sadi. Et même en Nyissie, elle est assez rare.
— Alors comment…, bredouilla le forgeron, gêné. Comment a-t-elle fait son compte ? Je veux dire, où a-t-elle connu le père, depuis le temps que nous avons quitté la Nyissie ?
L’eunuque en resta comme deux ronds de flan.
— Mais vous avez raison ! C’est impossible. Zith, comment as-tu fait ce coup-là ?
Le petit serpent vert l’ignora superbement.
— Ça n’a rien de mystérieux, Sadi, expliqua Essaïon avec un petit sourire. Rappelez-vous ce que Cyradis a dit à Zith, lorsqu’elle nous est apparue à Ashaba.
— Elle a parlé d’une chose qui avait été retardée. J’avoue que je n’ai pas fait très attention, sur le coup. La situation était peu propice à la concentration, si je me souviens bien.
— Elle a dit : « Sois tranquille, petite sœur, car ce pour quoi tu as vu le jour est accompli, et ce qui avait tardé peut désormais se produire. » C’est de ça qu’elle parlait. Voilà ce qui avait été retardé.
— Tu sais, Belgarath, je ne suis pas loin de croire qu’il a raison, approuva Beldin. Ce n’est pas la première fois que la Prophétie influe sur le cours des événements pour faire avancer les choses. Zith est née dans le but de mordre Harakan, c’est « ce pour quoi elle a vu le jour ». Ceci étant fait, la vie a repris son rythme normal. Ce que je me demande plutôt, c’est comment il se fait que ce mouflet se souvienne si bien des paroles de cette satanée sibylle ? grommela le vieux gnome. Nous étions tous plutôt distraits, à ce moment-là.
— J’essaie toujours de me rappeler ce que disent les gens, répondit Essaïon. Il arrive que ça ne veuille pas dire grand-chose sur le coup, mais on finit tôt ou tard par s’apercevoir que ça avait un sens.
— Il est vraiment bizarre, ce gamin, marmonna Beldin.
— Nous avons eu l’occasion de nous en apercevoir.
— Est-ce vraiment possible ? questionna Sadi. Enfin, ce genre d’intervention ?
— Ce n’est pas une question à poser à mon grand-père, s’esclaffa Garion. Pour lui, il n’y a rien d’impossible !
Silk, qui se tenait à une distance respectueuse de la jeune maman et de ses rejetons, haussa légèrement le sourcil.
— Félicitations, Zith, dit-il entre ses dents. Maintenant, vous autres, je vous préviens, ajouta-t-il d’un air sinistre. Ne me demandez pas d’admirer leurs jolies petites quenottes ou je vous casse la gueule.
Ils avaient pris un bain et étaient allés se coucher, mais Ce’Nedra n’arrivait pas à dormir. Elle se tourna et se retourna un moment dans son lit puis elle se redressa d’un bond.
— Il y a peut-être encore du lait chaud, murmura-t-elle. Tu veux que je t’en rapporte ? demanda-t-elle à Garion en repoussant les couvertures et en allant, pieds nus, à la porte.
— Non, merci, ma douceur.
— Ça t’aiderait à dormir.
— Oh, moi, ça allait, jusque-là.
Elle lui tira la langue et disparut dans le couloir.
Elle revint quelques instants plus tard, avec sa tasse de lait et un sourire parfaitement pervers.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda-t-il.
— Je viens de croiser Silk.
— Et alors ?
— Alors il ne m’a pas vue, mais moi je l’ai vu. Il entrait dans une chambre.
— Il a tout de même le droit d’entrer et de sortir de sa chambre si ça lui chante.
Elle sauta dans le lit.
— Là, je suis bien d’accord. Seulement voilà : ce n’était pas sa chambre, ajouta-t-elle avec un petit rire.
— Oh, toussota Garion, embarrassé. Bois ton lait, va.
— Je suis restée un instant derrière la porte. Et tu veux savoir ce qu’ils se racontaient ?
— Pas spécialement, non.
Elle le lui dit quand même.
La pluie avait cessé, mais des roulements de tonnerre se faisaient encore entendre par moments et des éclairs intermittents zébraient l’horizon, loin vers l’ouest. Garion se réveilla en sursaut et se redressa. Un grondement différent avait retenti, au-dehors, occasionnellement accompagné par un hurlement strident. Il se leva sans bruit et sortit sur le balcon qui courait tout autour du bâtiment. Une longue rangée de torches avançait lentement dans les ténèbres, à un quart de lieue vers le couchant. Garion tenta de percer les ombres et commença à former mentalement l’image du loup. Il fallait absolument qu’il tire cette affaire au clair.
Les torches avançaient avec une lenteur particulière. Garion s’approcha de sa démarche souple, silencieuse, et remarqua qu’elles étaient beaucoup plus hautes que si leurs porteurs avaient été à cheval, par exemple. Le grondement sourd et les cris étranges se firent entendre à nouveau. Il se tapit à côté d’un buisson de ronces pour regarder et écouter. Une longue file d’énormes bêtes grises avançait lourdement dans la nuit, vers le nord-est, à ce qu’il lui sembla. Garion avait vu une représentation, même approximative, d’éléphant dans l’Ile de Verkat, quand sa tante Pol avait chassé l’ermite fou dans la forêt. Seulement en voir une image, c’était une chose ; se trouver face à une de ces créatures en chair et en os, c’en était une autre. Garion n’avait jamais vu d’aussi gros animaux. Leur démarche lente, pondérée, avait quelque chose d’implacable. Ils avaient la tête et les flancs couverts d’un maillage d’acier qui devait peser un poids énorme, et pourtant ils avançaient comme s’il était aussi insubstantiel qu’une toile d’araignée. Ils mettaient une patte devant l’autre en agitant leurs oreilles semblables à des ailes de papillons monstrueux, portaient à leur front le long tentacule qui oscillait devant eux et poussaient un cri assourdissant pareil à un coup de trompette.
Des hommes en armures rudimentaires étaient montés sur les énormes créatures. Un gaillard tenant un flambeau était assis en tailleur sur la nuque de chacun des éléphants. Les cavaliers à califourchon derrière, sur leur dos, étaient armés de javelots, de frondes et d’arcs courts. La bête qui marchait en tête de la colonne faisait bien une toise de plus que les autres. Sur son dos était juché un homme vêtu de la robe noire des Grolims.
Garion se leva et s’approcha en tapinois, la truffe frémissante et les oreilles pointées. Ses pattes ne faisaient aucun bruit dans l’herbe trempée par la pluie. Il était sûr que les pachydermes ne pouvaient manquer de flairer son odeur, mais il se disait qu’il ne constituait pas une menace pour des animaux de cette taille et qu’ils l’ignoreraient certainement. Face à eux, il avait l’impression de n’être qu’un chétif insecte et il n’aimait pas ça du tout. Sa propre masse frisait les deux cents livres, mais le poids d’un éléphant s’appréciait en tonnes, non en livres.
Garion remonta silencieusement la colonne, en restant à une cinquantaine de toises sur le côté. Il s’intéressait surtout au Grolim assis sur la nuque de l’animal de tête.
Tout à coup, une silhouette sombre apparut sur la piste, juste devant le pachyderme qui ouvrait la marche. A la lueur des torches, sa robe de satin noir luisait comme si elle était mouillée. La colonne fit halte. Garion se rapprocha en douce.
La silhouette repoussa son capuchon d’une main qui semblait piquetée de lumières tournoyantes. À Ashaba, puis, de nouveau à Zamad, Garion avait brièvement aperçu le visage de la sorcière de Darshiva, mais les confrontations avec la ravisseuse de son fils étaient tellement chargées de haine et de danger qu’il n’avait pas vraiment eu le temps de laisser ses traits se graver dans sa mémoire. Alors il se glissa sans bruit vers l’Enfant des Ténèbres et la regarda attentivement.
La lumière rougeâtre des torches révélait des traits réguliers, presque beaux. Elle avait des cheveux d’ébène, luisants, et la peau presque aussi claire qu’Adara, la cousine de Garion. Mais la similitude s’arrêtait là. Zandramas était une Grolime ; elle avait le nez légèrement busqué et les yeux noirs, angulaires, des Angaraks. Son front large, sans une ride, et son menton pointu conféraient à son visage une forme étrangement triangulaire.
— Je commençais à me demander où tu étais passé, Naradas, fit-elle de sa voix gutturale, fortement accentuée.
— Pardonne-moi, Maîtresse, répondit le Grolim à califourchon sur l’énorme bête à l’avant de la colonne. Les cornacs étaient plus au sud qu’on ne nous l’avait dit.
Il repoussa son capuchon, révélant un faciès cruel et des prunelles laiteuses qu’embrasait la lueur vacillante des torches.
— Comment se déroule le combat contre les troupes du Disciple ?
— Pas bien, Naradas, répondit-elle. Ses Gardes, ses Chandims et la racaille karandaque ont l’avantage du nombre.
— Je t’amène, Maîtresse, un régiment d’éléphants qui va faire tourner le cours de la bataille. Le sang des Gardes, des Chandims et des Karandaques abreuvera l’herbe de Peldane. Leurs têtes rouleront dans la poussière et nous imposerons pour jamais l’ordre à Darshiva.
— Que m’importe Darshiva, Naradas ! C’est le monde que je veux. Le sort d’une obscure principauté des confins orientaux de la Mallorée ne m’inspire qu’une sublime indifférence. Elle a servi nos desseins ; peu me chaut à présent qu’elle périsse ou survive. Combien de temps te faudra-t-il pour mener tes bêtes sur le champ de bataille ?
— Deux jours tout au plus, Maîtresse.
— Eh bien, qu’il en soit ainsi. Remets-les sous le commandement de mes généraux et suis-moi à Kell. Je vais retourner à Hemil, récupérer Otrath et le marmot de Belgarion. Je t’attendrai à l’ombre de la montagne sacrée des sibylles.
— Est-il vrai, Maîtresse, qu’Urvon est accompagné du Seigneur Démon Nahaz et de ses hordes ?
— En effet, mais c’est sans conséquence, désormais. Il est aisé d’invoquer le peuple des ténèbres, et Nahaz n’est pas le seul Démon Majeur des Enfers. Le Seigneur Mordja a consenti à nous aider avec ses propres cohortes. Une haine éternelle oppose Mordja et Nahaz. Ils se font maintenant la guerre sans se soucier des combats d’ici-bas.
— Vous n’avez pas fait ça, Maîtresse ! Vous ne vous êtes pas compromise avec ces créatures infernales !
— Je me compromettrais avec le roi des Enfers en personne pour emporter la victoire à l’Endroit-qui-n’est-plus. Mordja a feint de fuir et entraîné Nahaz loin du champ de bataille. Emmènes-y tes bêtes et qu’elles nous débarrassent de la racaille d’Urvon. Nahaz et ses séides ne seront plus là pour te retarder. Ensuite, rejoins-moi vite à Kell.
— Comptez sur moi, Maîtresse, promit docilement Naradas.
Garion sentit une rage froide, implacable, s’emparer de lui. La ravisseuse de son fils n’était qu’à quelques coudées de lui et il savait qu’elle n’aurait pas le temps d’user de son pouvoir avant qu’il lui enfonce les crocs dans la gorge, et après la question ne se poserait plus. Il rampa vers elle, une patte après l’autre, les poils dressés sur l’échine, le ventre plaqué au sol, les babines retroussées sur ses terribles crocs. Il avait soif de sang et sa haine lui embrasait la cervelle. Frémissant d’une mortelle impatience, il banda ses muscles et un grondement sourd, grave, fit vibrer sa gorge.
Cette sensation le ramena à la raison. L’idée qui lui mettait l’esprit en feu était bien digne d’un loup. Voilà ce qui s’appelait ne pas voir plus loin que le bout de sa truffe. Si Zandramas n’était qu’à quelques bonds de lui, il pouvait, en effet, déchiqueter ses chairs et répandre son sang sur la piste et les herbes du bas-côté avant que l’écho de ses cris ne lui revienne des collines toutes proches. Mais si la silhouette plantée devant l’homme aux yeux blancs n’était qu’une projection immatérielle, ses mâchoires se refermeraient sur le vide avec un claquement, et la Sorcière de Darshiva échapperait encore à sa vengeance, comme l’autre fois, à Ashaba.
Fut-elle alertée par la tempête qui faisait rage sous son crâne, ou bien explorait-elle mentalement les environs, ainsi que le faisait si souvent Polgara ? En tout cas, la sorcière avait dû repérer leur présence car elle poussa tout à coup un cri d’alerte.
— Attention, Naradas ! hurla-t-elle, puis ses lèvres se retroussèrent sur un sourire cruel. Mais je suis à l’abri des sortilèges aloriens, sous une autre forme !
Elle concentra son Vouloir, son image se brouilla, et une gigantesque créature ailée apparut devant les éléphants soudain terrifiés. Le dragon étala les voiles immenses de ses ailes et s’envola dans la nuit, crevant les ténèbres de son hurlement strident et d’un jet de flammes d’un rouge fuligineux.
— Tante Pol ! fusa la pensée de Garion. Le dragon arrive !
— Que dis-tu ? renvoya mentalement Polgara.
— Zandramas ! Elle a changé de forme, elle vole vers toi !
— Reviens ici tout de suite ! ordonna-t-elle sèchement. Fais vite !
Il fit volte-face et courut vers la ferme de toute la vitesse de ses quatre pattes, ses griffes s’enfonçant dans le sol élastique. Le cri strident de la monstrueuse créature ailée retentit encore plusieurs fois derrière lui et il entendit barrir les éléphants paniqués. Il fonçait tête baissée dans la nuit, désespéré à l’idée que Polgara et ses compagnons étaient à peu près sans défense contre Zandramas, et que seule l’épée ardente de Poing-de-Fer avait une chance de la mettre en déroute.
Il n’était pas loin de la ferme, mais les secondes lui parurent des heures alors qu’il bondissait et se ramassait, ainsi que courent les loups. Devant lui, le souffle incendiaire du dragon illuminait les nuages menaçants qui roulaient dans le ciel, spectacle d’autant plus hallucinant que ce brasier était strié par des éclairs d’un bleu glacial qui s’abattaient spasmodiquement sur le sol. Puis la créature replia ses ailes monstrueuses et se laissa tomber comme une pierre vers la ferme en vomissant des flammes.
Garion se métamorphosa entre deux bonds et se rua vers la porte, l’épée de Poing-de-Fer décrivant des moulinets embrasés au-dessus de sa tête.
Le dragon tendit ses formidables serres au dernier moment et se posa dans la cour de la ferme en crachant des tourbillons de gaz en combustion. Il fit pivoter son cou reptilien, noyant les bâtiments qui entouraient la cour sous un déluge de flammes. Les constructions de bois commencèrent à noircir et à fumer, et des flammèches bleues léchèrent les entourages des portes et des fenêtres.
Garion se jeta sur la bête avec son épée d’où jaillissait une langue de feu et la frappa sans trêve ni relâche.
— La sorcellerie est peut-être sans effet sur toi, Zandramas ! s’écria-t-il, mais tu n’es pas protégée contre ça !
Elle poussa un hurlement strident et l’engloutit sous les flammes, mais il l’ignora et continua à lui assener des coups d’estoc et de taille. Incapable d’en supporter davantage, la créature battit frénétiquement des ailes et prit son essor. Elle griffa le vide de ses serres, parvint au dernier moment à éviter le haut des bâtiments, se reposa hors de la ferme et l’engloutit dans une gerbe de feu.
Garion fonça vers le portail, déterminé à en finir une bonne fois pour toutes, mais il s’arrêta net. Le dragon n’était plus seul. Face à l’autre forme de la Sorcière de Darshiva se dressait la louve bleue, entourée de son halo si particulier. Alors, tout comme Polgara avait démesurément grandi, à Sthiss Tor, devant le Dieu Issa, comme Garion lui-même l’avait fait, dans la Cité de la Nuit Sans Fin, lors de la rencontre finale avec Torak, la louve bleue prit des proportions gigantesques.
Leur affrontement fut cauchemardesque. Le dragon luttait en crachant des flammes, la louve avec ses terribles crocs. Cette dernière étant immatérielle – à part ses dents –, les flammes du dragon étaient sans effet sur elle. Et bien que les mâchoires de la louve fussent redoutables, elles ne pouvaient pénétrer la peau écailleuse du dragon. Les deux créatures se jetèrent l’une sur l’autre, en un combat titanesque mais sans issue. Puis Garion crut discerner quelque chose. On n’y voyait goutte. Le ciel était encore obscurci par les nuages, et les éclairs spasmodiques semblaient plutôt obscurcir le paysage qu’ils ne le révélaient, mais il eut l’impression que le dragon accusait le coup chaque fois que la louve fondait sur lui. Puis il comprit : il ne redoutait pas les dents de la louve, mais son halo. Celui-ci devait être d’une nature voisine de la lueur de l’Orbe et de la langue de feu qui jaillissait de l’épée de Poing-de-Fer. La lumière bleue qui nimbait Poledra sous sa forme de louve devait participer, d’une façon ou d’une autre du pouvoir de l’Orbe, or Garion avait eu l’occasion de constater que même sous cet aspect monstrueux, invincible, Zandramas redoutait la pierre où palpitait la vie et tout ce qui lui était associé. Il se pénétra peu à peu de la conviction que c’était devant cette irradiation qu’elle battait en retraite, et Poledra, qui en était bien consciente, exploitait son avantage en bondissant sauvagement sur elle, les crocs en avant. Puis, tout à coup, les deux adversaires s’immobilisèrent. Ce fut comme si un message silencieux passait entre elles ; elles devinrent floues et reprirent forme humaine. Zandramas et Poledra s’affrontèrent sous leur enveloppe féminine, les yeux brûlant de haine.
— Je t’avais avertie, Zandramas, fit Poledra d’une voix implacable. Chaque fois que tu tenteras de t’opposer aux desseins de la Destinée qui régit toute chose, je t’en empêcherai.
— Et je t’ai dit, Poledra, que tu ne me faisais pas peur, rétorqua la sorcière.
— Eh bien, c’est parfait, reprit Poledra avec une douceur inquiétante. Demandons à la sibylle de Kell de procéder au choix ici et maintenant, en se basant sur l’issue de notre combat.
— Tu n’es pas l’Enfant de Lumière, Poledra. Tu n’as pas à participer à la rencontre ! hurla Zandramas.
— Je pourrais prendre la place de Belgarion si nécessaire, car ce n’est pas de l’affrontement entre vous deux que dépend le sort de la Création. Dans cet ultime engagement, tu ne seras plus l’Enfant des Ténèbres, et il cessera d’être l’Enfant de Lumière. D’autres sont destinés à assumer ce fardeau, alors finissons-en, toi et moi, ici et en cet instant.
— Tu vas tout projeter dans le chaos, Poledra !
— Pas tout, n’aie crainte. Tu as beaucoup plus à perdre que moi. Belgarion est l’Enfant de Lumière ; il ira à l’Endroit-qui-n’est-plus. Tu es l’Enfant des Ténèbres, mais si nous nous affrontons en ce lieu et à présent, et si tu es vaincue, qui reprendra le flambeau ? Urvon ? Agachak, peut-être ? Ou quelqu’un d’autre ? En tout cas, toi, tu ne seras pas élevée au-dessus de la multitude, et je doute que tu apprécies cette idée. Décide-toi, Zandramas, mais vite.
Elles se mesurèrent un moment du regard, tandis que les derniers éclairs de la nuit zigzaguaient paresseusement sous les nuages, baignant leur visage d’une lumière surnaturelle.
— Eh bien, Zandramas ?
— Nous nous rencontrerons assurément, Poledra, et tout sera décidé – mais pas ici. Ce n’est pas l’endroit de mon choix.
Sur ces mots, l’Enfant des Ténèbres vacilla et disparut. Garion entendit le bruit de vague caractéristique. Elle s’était translocalisée.